MEMOIRE DE DEA : L’EVOLUTION DU SYSTEME
JURIDICTIONNEL IVOIRIEN
INTRODUCTION
L
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a
principale caractéristique de la colonisation aura été la restructuration de
l’ordre juridique antérieur des colonies. L’entreprise colonisatrice induisant
en effet pour son auteur l’idée de domination et pour son sujet celle de
dépendance, elle n’aurait pu se maintenir a fortiori atteindre son but que par
« l’introduction dans les possessions françaises de l’Afrique occidentale
des principes fondamentaux de la
France. »[1]
Le Professeur Degni-Segui notait déjà à ce sujet que : « Le principe
cardinal qui inspire le législateur colonial c’est la supériorité de son droit,
porteur de la civilisation métropolitaine, sur les droits traditionnels. Cette
supériorité doit entraîner, sinon la disparition de la coutume, du moins le
rétrécissement de son champ d’application. »[2]
Ce processus se fera en trois étapes successives dont la première fut celle du
plein régime colonial. Au cours de cette période, l’objectif pour le
colonisateur était d’asseoir son empire par la substitution pure et simple de
son droit à celui des populations locales. Pour ce faire, de nombreux textes
seront pris qui formeront la base de la législation et de la réglementation
coloniale.[3]
Ainsi qu’on le note, ces textes régissent essentiellement des matières de droit
public. Le fait est que : « Le droit public étant directement lié à
la souveraineté de l’Etat colonial, très tôt c’est la politique d’assimilation
qui est pratiquée. »[4]
En revanche, l’introduction du droit privé métropolitain dans les colonies se heurtera à bien des
résistances. La raison en était que le droit civil – d’ailleurs, tout le droit
privé – était « beaucoup trop lié à l’ensemble de la vie sociale et
personnelle »[5]
pour que les indigènes demeurassent passifs face à l’invasion du droit du
colon.[6]
Fort de cette farouche résistance du droit traditionnel, le colonisateur devra
se résigner à le faire cohabiter avec le droit qu’il comptait imposer à ses
colonies. Mais, plutôt qu’une cohabitation égalitaire, l’on assistera en
réalité à une perfide supériorité du droit d’inspiration métropolitaine ;
le colonisateur en ayant fait le droit commun cependant que les droits
traditionnels constituaient le droit d’exception. Plus précisément, les textes
interdisaient l’application des droits traditionnels chaque fois qu’ils se
trouvaient en contradiction avec la notion – vague à dessein – d’ « ordre
public colonial »[7]
C’est cette complexité de l’ordre juridique colonial que tentera d’assouplir
l’Union française crée par la
Constitution française de 1946. En fait, « l’attitude
des populations coloniales pendant les deux guerres place la France dans l’obligation
morale de créer, pour son empire colonial, un cadre juridique plus
démocratique. »[8]
Le but ici était d’offrir aux colonies une vie politique propre tout en
demeurant au sein de l’ensemble – donc une certaine autonomie n’allant
toutefois pas jusqu’à l’indépendance. Mais en pratique, sans doute parce que
l’offre du colon était fallacieuse ou plutôt que les colonies n’ont pas su
tirer profit de la situation, l’on assistera à nouveau à l’assimilation des
deux droits tant il était vrai que le droit colonial empruntait largement à
celui de la métropole. Pour preuve, la majorité des textes en vigueur
s’orientaient vers l’introduction du droit métropolitain dans les colonies.[9]
Ainsi, ce qui était censé au départ assouplir le plein régime colonial ne se
révélera en être qu’un léger aménagement. Alors, interviendra la troisième
étape de l’évolution du droit applicable dans les colonies : la Communauté française.
Cette période donnée comme palliative à l’état antérieur du droit verra en
effet la participation des représentants des territoires à l’élaboration de la Constitution
française du 4 octobre 1958.[10]
Mais, face aux divergences nées entre les colonies quant à leurs conceptions
respectives de l’avenir de leurs rapports avec la France[11],
le Général de Gaulle trouvera une formule intermédiaire : les colonies
devraient choisir entre la participation à la Communauté et la
sécession. Pour ce faire, un référendum constituant sera organisé le 28
septembre 1958 en France et dans les colonies qui rencontrera la quasi
unanimité des colonies.[12]
La Communauté, une fois créée, ses membres avaient le choix entre la
conservation de leur statut de territoire d’outre-mer, leur transformation en
département d’outre-mer, l’acquisition du statut d’Etat autonome membre de la Communauté ou encore
l’indépendance totale et immédiate. Pour sa part, la Côte d’Ivoire optera le 4
décembre 1958 pour le statut d’Etat membre de la Communauté. Puis,
l’assemblée territoriale érigée en assemblée constituante adoptera le 26 mars
1959 la première Constitution de la République, laquelle affirmait l’attachement de la Côte d’Ivoire à la Communauté. Par
la suite, la Côte
d’Ivoire conclura avec la
France l’accord particulier du 11 juillet 1960 avant de
devenir République indépendante le 7 août 1960. La question se posait alors de
savoir si le nouvel Etat de Côte d’Ivoire se donnerait une nouvelle
organisation politico administrative ou calquerait tout simplement celle
héritée de la colonisation. A cette question, les autorités politiques d’alors
fourniront une réponse mitigée en choisissant d’opérer une synthèse des droits
précoloniaux et du droit importé de la métropole. Mais ce choix se traduira
dans les faits plus par une reconduction du droit colonial que par une
combinaison de celui-ci avec le droit coutumier. Ce sera notamment le cas en ce
qui concerne la conception ivoirienne du droit administratif car le juge
ivoirien se fera le « disciple » de son pair français en reconduisant
dans l’arrêt Société des centaures routiers contre Etat de Côte d’Ivoire du 14
janvier 1970, le considérant essentiel du célèbre arrêt Blanco rendu par le
Tribunal des conflits le 8 février 1873 ; arrêt qui consacrait l’autonomie
du droit de la responsabilité administrative et partant, de tout le droit
administratif. Aussi, à la question posée par le Professeur Michel Bernard de
savoir s’il existe un droit administratif ivoirien, convient-il de répondre par
la négative, l’attitude du juge ivoirien conduisant à conclure que la Côte d’Ivoire n’a pas une
conception propre du droit administratif. Mais une telle position est-elle
valable relativement au système juridictionnel de la Côte d’Ivoire, c’est-à-dire
du point de vue de l’organisation de ses tribunaux ? Sur ce point, il est
intéressant de noter que la Côte
d’Ivoire se départira du modèle français. En effet, le législateur ivoirien
substituera un système d’organisation juridictionnelle moniste à celui dualiste
de la métropole. Posé d’abord par la constitution du 3 novembre 1960 avant
d’être confirmé par la loi no 61-155 du 18 mai 1961 portant
organisation judiciaire, le principe de l’unité juridictionnelle, largement
critiqué, apparaissait pourtant judicieux pour diverses raisons. D’abord, les
motifs fondant l’institution de la dualité de juridiction en France étaient
étrangers à la Côte
d’Ivoire, les deux Etats ayant des repères historiques différents et ne vivant
évidemment pas les mêmes réalités. Ensuite, le législateur ivoirien a voulu
éviter la complexité de l’organisation juridictionnelle dualiste « gênante
pour les magistrats et déroutante pour les plaideurs ».[13]
Dans un Etat dont la population était majoritairement analphabète, les
implications de la dualité de juridiction n’eurent, à l’évidence, pas manqué de
générer un « casse-tête procédural » aussi bien pour les autorités
judiciaires que pour les justiciables. La troisième raison, sensiblement liée à
la seconde, résidait dans la rareté des cadres susceptibles d’animer une
éventuelle organisation juridictionnelle dualiste. Autant de raisons qui
amèneront la Côte
d’Ivoire à se doter d'un système juridictionnel original à travers notamment la
création d’une seule Cour suprême jouant à elle seule les rôles respectifs de la Cour de cassation, du Conseil
d’Etat, de la Cour
des comptes et du Conseil constitutionnel en France.
Cependant,
faut-il le mentionner, les réalités de la période des indépendances n’étant
nécessairement plus les mêmes après cinquante ans, il se pose aujourd’hui la
question de l’évolution du système juridictionnel ivoirien. Rappelons que le
terme d’évolution induit l’idée d’une transformation graduelle et continuelle.
Le propos ici sera donc de chercher à savoir si le système juridictionnel
ivoirien a connu une transformation positive aussi bien qualitativement que
quantitativement au fil des années. La question est d’autant plus actuelle si
l’on se réfère aux textes successifs en matière de justice qui prévoient un
renouveau dans l’organisation juridictionnelle de la Côte d’Ivoire.
L’intérêt
d’une telle question apparaît à divers points de vue. D’une part, au niveau
scientifique, en plus de satisfaire une légitime curiosité juridique, elle
touche au problème de la détermination du droit applicable face à un litige
donné et corollairement, à la répartition des compétences entre les autorités
judiciaires et administratives avec toutes les implications procédurales y
afférentes. D’autre part, au niveau social, la question s’intéresse au dilemme
des justiciables et aux moyens mis ou à mettre en œuvre pour y remédier.
Les
dispositions contenues dans les textes relatifs à l’organisation du système
juridictionnel ivoirien[14]
amènent irrésistiblement à formuler certaines questions : Le système
juridictionnel ivoirien a-t-il connu une évolution ? Si oui, comment
s’est-elle opérée ? Sinon, comment rendre ladite évolution possible ?
La
réponse à cette problématique suggère l’emploi d’une démarche descriptive qui
permettra un passage en revue des différents réaménagements de l’organisation
juridictionnelle de la Côte d’Ivoire depuis la colonisation à nos jours,
via son accession à l’indépendance. Concomitamment, une approche
analytico-critique permettra de passer au crible tous ces réaménagements afin
d’en faire ressortir les forces et les faiblesses et le cas échéant, de faire
les recommandations s’y rapportant. Au besoin, cette analyse s’appuiera sur une
méthode comparative qui donnera d’apprécier les schémas juridictionnels
d’autres Etats.
Sur
la question, l’histoire de la
Côte d’Ivoire indépendante a révélé, contrairement à
l’assimilation du droit administratif général de la France, une originalité
dans l’organisation de son système juridictionnel, lequel sera restructuré à
plusieurs reprises par l’effet des différentes modifications de la législation
en la matière. Toutefois, l’actualité donne de constater qu’après un demi
siècle d’indépendance, le législateur ivoirien, dans une logique retrouvée ou
du moins renouvelée de mimétisme juridique, affirme sa volonté de reproduire le
schéma juridictionnel français.
Une
meilleure lecture de cette évolution s’appréhendera à travers un retour sur le
système juridictionnel originel de la
Côte d’Ivoire (Première partie) avant l’analyse de son
système juridictionnel actuel (Deuxième partie)… (A suivre)
DEA droit public 2007-2008
[1] Martin Bléou, Le Président
de la République ivoirienne, Thèse d’Etat en droit,
Nice, 1984, p. 48.
[2] René
Degni-Segui, La succession d’Etats en Côte d’Ivoire, Thèse d’Etat, Université
de droit, d’économie et de sciences d’Aix Marseille, 1979, p. 104.
[3] Il s’agit entre
autres :
- du décret du 10 mars 1893 qui rend applicable dans
la colonie de Côte d’Ivoire l’ordonnance organique du 7 septembre 1840 relative
au pouvoir des gouverneurs. (Ladite ordonnance prévoyait que : « Le
gouverneur promulgue les lois, ordonnances, arrêtés et en ordonne la
publication.) ;
- du décret du 16 décembre 1896 portant
réorganisation des services de la justice en Côte d’Ivoire. (Ce texte introduit
en bloc toute la législation civile, commerciale et criminelle en vigueur au
Sénégal.) ;
- en matière foncière, des décrets du 20 juillet 1900
spécial à la Côte
d’Ivoire et du 24 juillet 1906 réglementant le régime foncier en AOF ainsi que
de l’arrêté de Binger du 10 mars 1893 réglementant le régime des concessions en
Côte d’Ivoire ;
- des décrets fondamentaux du 23 octobre 1904 et du
18 janvier 1905 réglementant respectivement les domaines publics et les
mines ;
- de la loi du 9 août 1849 sur l’état de siège ;
- de la loi du 11 janvier 1892 sur la douane ;
- de la loi du 7 juillet 1900 sur l’organisation de
l’armée coloniale ;
- de la loi du 1er juillet 1901 sur la
liberté d’association ;
- du décret du 30 décembre 1912 sur le régime
financier des colonies…
[4] René
Degni-Segui, op. cit., p. 104.
[5] Dosso
Karim, L’influence du droit administratif français sur le droit administratif
ivoirien, Thèse unique de droit public, Abidjan, 2004-2005, p. 18.
[6] Voir
Michel Alliot, « Les résistances traditionnelles au droit moderne dans les
Etats d’Afrique et de Madagascar », in Le droit et le service public au
miroir de l’anthropologie, Editions Karthala, Paris, 2003, p. 179 pour des
développements sur la distinction entre le droit moderne et le droit
traditionnel ; laquelle distinction explique le profond attachement des
populations locales à leurs coutumes.
[7] Et
dans la pratique, écrit le Professeur, les juges ont largement usé sinon abusé
de cette arme efficace pour faire échec à la coutume. René Degni-Segui, op.
cit., note 117, p. 106.
[8] Dosso
Karim, loc. cit., pp. 18-19.
[9] Les principaux textes
étaient :
-
les décrets successifs des 22 décembre 1945 et 20 février 1946 abolissant le
système disciplinaire de l’indigénat (J.O.A.O.F, 1946, pp. 34 et 334) ;
- la loi du 30 avril 1946 étendant l’application du
code pénal français aux ressortissants africains ;
- la loi du 12 décembre 1952 instituant pour la
première fois un code de travail dans les territoires d’outre-mer ;
- la loi du 11 avril 1946 abolissant le travail
forcé ;
- la loi du 18 novembre 1955 rendant applicable dans
les territoires d’outre-mer la loi du 5 avril 1884 sur l’organisation
municipale…
[10] Il
convient de signaler qu’il y eut, avant la Communauté, la période
intermédiaire de la loi-cadre du 23 avril 1957. Certes, la loi-cadre n’avait
pas vraiment permis de porter remède aux tares institutionnelles de la
colonisation en raison surtout de la passivité des territoires vis-à-vis de
l’opportunité qui leur était offerte de « naturaliser » leur ordre
juridique. Toutefois, elle aura le mérite d’amorcer l’évolution que le régime
suivant – celui de la
Communauté – devait poursuivre.
[11] Voir
sur ce point les divergences de vue entre Senghor et Houphouët, celui-ci
proposant une communauté durable construite avec la France sur la base de
l’égalité et de la fraternité tandis que celui-là préconisait une fédération
entre la France
et les groupes de territoires africains dotés d’autonomie. Henri Grimmal, La
décolonisation 1919-1963, Collection U. Armand Colin, pp. 344-345.
[12]
Notons que seule la Guinée
marquera son opposition à la création de la Communauté avec 4,8% de
« oui » contre 94,2% de « non ». En revanche, la Côte d’Ivoire battra le
record de pourcentage favorable avec 99,9% (Chiffres du Centre national de
formation et de production didactique de Bouaké).
[13] Jean-Claude Gautron,
L’administration sénégalaise, p. 30.
[14] Loi
no61-155 du 18 mai
1961 portant organisation judiciaire modifiée par les lois no64-227 du 14 mai
1964, no97-339 du 11
juillet 1997, no98-744 du 23
décembre 1998 et no99-435 du 6
juillet 1999 ; loi no94-438 du 16 août
1994 portant révision de la
Constitution et création du Conseil constitutionnel ;
loi no94-439 du 16 août
1994 déterminant la composition, l’organisation, les attributions et les règles
de fonctionnement du Conseil constitutionnel ; loi no98-387 du 2
juillet 1998 portant révision de la Constitution ; loi no2000-513 du 1er
août 2000 portant Constitution de la République de Côte d’Ivoire… (La liste est non
exhaustive)
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