vendredi 11 mai 2012

Mémoire de DEA



MEMOIRE DE DEA : L’EVOLUTION DU SYSTEME JURIDICTIONNEL IVOIRIEN

INTRODUCTION


L
a principale caractéristique de la colonisation aura été la restructuration de l’ordre juridique antérieur des colonies. L’entreprise colonisatrice induisant en effet pour son auteur l’idée de domination et pour son sujet celle de dépendance, elle n’aurait pu se maintenir a fortiori atteindre son but que par « l’introduction dans les possessions françaises de l’Afrique occidentale des principes fondamentaux de la France. »[1] Le Professeur Degni-Segui notait déjà à ce sujet que : « Le principe cardinal qui inspire le législateur colonial c’est la supériorité de son droit, porteur de la civilisation métropolitaine, sur les droits traditionnels. Cette supériorité doit entraîner, sinon la disparition de la coutume, du moins le rétrécissement de son champ d’application. »[2] Ce processus se fera en trois étapes successives dont la première fut celle du plein régime colonial. Au cours de cette période, l’objectif pour le colonisateur était d’asseoir son empire par la substitution pure et simple de son droit à celui des populations locales. Pour ce faire, de nombreux textes seront pris qui formeront la base de la législation et de la réglementation coloniale.[3] Ainsi qu’on le note, ces textes régissent essentiellement des matières de droit public. Le fait est que : « Le droit public étant directement lié à la souveraineté de l’Etat colonial, très tôt c’est la politique d’assimilation qui est pratiquée. »[4] En revanche, l’introduction du droit privé métropolitain  dans les colonies se heurtera à bien des résistances. La raison en était que le droit civil – d’ailleurs, tout le droit privé – était « beaucoup trop lié à l’ensemble de la vie sociale et personnelle »[5] pour que les indigènes demeurassent passifs face à l’invasion du droit du colon.[6] Fort de cette farouche résistance du droit traditionnel, le colonisateur devra se résigner à le faire cohabiter avec le droit qu’il comptait imposer à ses colonies. Mais, plutôt qu’une cohabitation égalitaire, l’on assistera en réalité à une perfide supériorité du droit d’inspiration métropolitaine ; le colonisateur en ayant fait le droit commun cependant que les droits traditionnels constituaient le droit d’exception. Plus précisément, les textes interdisaient l’application des droits traditionnels chaque fois qu’ils se trouvaient en contradiction avec la notion – vague à dessein – d’ « ordre public colonial »[7] C’est cette complexité de l’ordre juridique colonial que tentera d’assouplir l’Union française crée par la Constitution française de 1946. En fait, « l’attitude des populations coloniales pendant les deux guerres place la France dans l’obligation morale de créer, pour son empire colonial, un cadre juridique plus démocratique. »[8] Le but ici était d’offrir aux colonies une vie politique propre tout en demeurant au sein de l’ensemble – donc une certaine autonomie n’allant toutefois pas jusqu’à l’indépendance. Mais en pratique, sans doute parce que l’offre du colon était fallacieuse ou plutôt que les colonies n’ont pas su tirer profit de la situation, l’on assistera à nouveau à l’assimilation des deux droits tant il était vrai que le droit colonial empruntait largement à celui de la métropole. Pour preuve, la majorité des textes en vigueur s’orientaient vers l’introduction du droit métropolitain dans les colonies.[9] Ainsi, ce qui était censé au départ assouplir le plein régime colonial ne se révélera en être qu’un léger aménagement. Alors, interviendra la troisième étape de l’évolution du droit applicable dans les colonies : la Communauté française. Cette période donnée comme palliative à l’état antérieur du droit verra en effet la participation des représentants des territoires à l’élaboration de la Constitution française du 4 octobre 1958.[10] Mais, face aux divergences nées entre les colonies quant à leurs conceptions respectives de l’avenir de leurs rapports avec la France[11], le Général de Gaulle trouvera une formule intermédiaire : les colonies devraient choisir entre la participation à la Communauté et la sécession. Pour ce faire, un référendum constituant sera organisé le 28 septembre 1958 en France et dans les colonies qui rencontrera la quasi unanimité des colonies.[12] La Communauté, une fois créée, ses membres avaient le choix entre la conservation de leur statut de territoire d’outre-mer, leur transformation en département d’outre-mer, l’acquisition du statut d’Etat autonome membre de la Communauté ou encore l’indépendance totale et immédiate. Pour sa part, la Côte d’Ivoire optera le 4 décembre 1958 pour le statut d’Etat membre de la Communauté. Puis, l’assemblée territoriale érigée en assemblée constituante adoptera le 26 mars 1959 la première Constitution de la République, laquelle affirmait l’attachement de la Côte d’Ivoire à la Communauté. Par la suite, la Côte d’Ivoire conclura avec la France l’accord particulier du 11 juillet 1960 avant de devenir République indépendante le 7 août 1960. La question se posait alors de savoir si le nouvel Etat de Côte d’Ivoire se donnerait une nouvelle organisation politico administrative ou calquerait tout simplement celle héritée de la colonisation. A cette question, les autorités politiques d’alors fourniront une réponse mitigée en choisissant d’opérer une synthèse des droits précoloniaux et du droit importé de la métropole. Mais ce choix se traduira dans les faits plus par une reconduction du droit colonial que par une combinaison de celui-ci avec le droit coutumier. Ce sera notamment le cas en ce qui concerne la conception ivoirienne du droit administratif car le juge ivoirien se fera le « disciple » de son pair français en reconduisant dans l’arrêt Société des centaures routiers contre Etat de Côte d’Ivoire du 14 janvier 1970, le considérant essentiel du célèbre arrêt Blanco rendu par le Tribunal des conflits le 8 février 1873 ; arrêt qui consacrait l’autonomie du droit de la responsabilité administrative et partant, de tout le droit administratif. Aussi, à la question posée par le Professeur Michel Bernard de savoir s’il existe un droit administratif ivoirien, convient-il de répondre par la négative, l’attitude du juge ivoirien conduisant à conclure que la Côte d’Ivoire n’a pas une conception propre du droit administratif. Mais une telle position est-elle valable relativement au système juridictionnel de la Côte d’Ivoire, c’est-à-dire du point de vue de l’organisation de ses tribunaux ? Sur ce point, il est intéressant de noter que la Côte d’Ivoire se départira du modèle français. En effet, le législateur ivoirien substituera un système d’organisation juridictionnelle moniste à celui dualiste de la métropole. Posé d’abord par la constitution du 3 novembre 1960 avant d’être confirmé par la loi no 61-155 du 18 mai 1961 portant organisation judiciaire, le principe de l’unité juridictionnelle, largement critiqué, apparaissait pourtant judicieux pour diverses raisons. D’abord, les motifs fondant l’institution de la dualité de juridiction en France étaient étrangers à la Côte d’Ivoire, les deux Etats ayant des repères historiques différents et ne vivant évidemment pas les mêmes réalités. Ensuite, le législateur ivoirien a voulu éviter la complexité de l’organisation juridictionnelle dualiste « gênante pour les magistrats et déroutante pour les plaideurs ».[13] Dans un Etat dont la population était majoritairement analphabète, les implications de la dualité de juridiction n’eurent, à l’évidence, pas manqué de générer un « casse-tête procédural » aussi bien pour les autorités judiciaires que pour les justiciables. La troisième raison, sensiblement liée à la seconde, résidait dans la rareté des cadres susceptibles d’animer une éventuelle organisation juridictionnelle dualiste. Autant de raisons qui amèneront la Côte d’Ivoire à se doter d'un système juridictionnel original à travers notamment la création d’une seule Cour suprême jouant à elle seule les rôles respectifs de la Cour de cassation, du Conseil d’Etat, de la Cour des comptes et du Conseil constitutionnel en France.
Cependant, faut-il le mentionner, les réalités de la période des indépendances n’étant nécessairement plus les mêmes après cinquante ans, il se pose aujourd’hui la question de l’évolution du système juridictionnel ivoirien. Rappelons que le terme d’évolution induit l’idée d’une transformation graduelle et continuelle. Le propos ici sera donc de chercher à savoir si le système juridictionnel ivoirien a connu une transformation positive aussi bien qualitativement que quantitativement au fil des années. La question est d’autant plus actuelle si l’on se réfère aux textes successifs en matière de justice qui prévoient un renouveau dans l’organisation juridictionnelle de la Côte d’Ivoire.
L’intérêt d’une telle question apparaît à divers points de vue. D’une part, au niveau scientifique, en plus de satisfaire une légitime curiosité juridique, elle touche au problème de la détermination du droit applicable face à un litige donné et corollairement, à la répartition des compétences entre les autorités judiciaires et administratives avec toutes les implications procédurales y afférentes. D’autre part, au niveau social, la question s’intéresse au dilemme des justiciables et aux moyens mis ou à mettre en œuvre pour y remédier.
Les dispositions contenues dans les textes relatifs à l’organisation du système juridictionnel ivoirien[14] amènent irrésistiblement à formuler certaines questions : Le système juridictionnel ivoirien a-t-il connu une évolution ? Si oui, comment s’est-elle opérée ? Sinon, comment rendre ladite évolution possible ?
La réponse à cette problématique suggère l’emploi d’une démarche descriptive qui permettra un passage en revue des différents réaménagements de l’organisation juridictionnelle de la Côte d’Ivoire depuis la colonisation à nos jours, via son accession à l’indépendance. Concomitamment, une approche analytico-critique permettra de passer au crible tous ces réaménagements afin d’en faire ressortir les forces et les faiblesses et le cas échéant, de faire les recommandations s’y rapportant. Au besoin, cette analyse s’appuiera sur une méthode comparative qui donnera d’apprécier les schémas juridictionnels d’autres Etats.
Sur la question, l’histoire de la Côte d’Ivoire indépendante a révélé, contrairement à l’assimilation du droit administratif général de la France, une originalité dans l’organisation de son système juridictionnel, lequel sera restructuré à plusieurs reprises par l’effet des différentes modifications de la législation en la matière. Toutefois, l’actualité donne de constater qu’après un demi siècle d’indépendance, le législateur ivoirien, dans une logique retrouvée ou du moins renouvelée de mimétisme juridique, affirme sa volonté de reproduire le schéma juridictionnel français.
Une meilleure lecture de cette évolution s’appréhendera à travers un retour sur le système juridictionnel originel de la Côte d’Ivoire (Première partie) avant l’analyse de son système juridictionnel actuel (Deuxième partie)… (A suivre)

DEA droit public 2007-2008





[1] Martin Bléou, Le Président de la République ivoirienne, Thèse d’Etat en droit, Nice, 1984, p. 48.
[2] René Degni-Segui, La succession d’Etats en Côte d’Ivoire, Thèse d’Etat, Université de droit, d’économie et de sciences d’Aix Marseille, 1979, p. 104.
[3] Il s’agit entre autres :
                - du décret du 10 mars 1893 qui rend applicable dans la colonie de Côte d’Ivoire l’ordonnance organique du 7 septembre 1840 relative au pouvoir des gouverneurs. (Ladite ordonnance prévoyait que : « Le gouverneur promulgue les lois, ordonnances, arrêtés et en ordonne la publication.) ;
                - du décret du 16 décembre 1896 portant réorganisation des services de la justice en Côte d’Ivoire. (Ce texte introduit en bloc toute la législation civile, commerciale et criminelle en vigueur au Sénégal.) ;
                - en matière foncière, des décrets du 20 juillet 1900 spécial à la Côte d’Ivoire et du 24 juillet 1906 réglementant le régime foncier en AOF ainsi que de l’arrêté de Binger du 10 mars 1893 réglementant le régime des concessions en Côte d’Ivoire ;
                - des décrets fondamentaux du 23 octobre 1904 et du 18 janvier 1905 réglementant respectivement les domaines publics et les mines ;
                - de la loi du 9 août 1849 sur l’état de siège ;
                - de la loi du 11 janvier 1892 sur la douane ;
                - de la loi du 7 juillet 1900 sur l’organisation de l’armée coloniale ;
                - de la loi du 1er juillet 1901 sur la liberté d’association ;
                - du décret du 30 décembre 1912 sur le régime financier des colonies…
[4] René Degni-Segui, op. cit., p. 104.
[5] Dosso Karim, L’influence du droit administratif français sur le droit administratif ivoirien, Thèse unique de droit public, Abidjan, 2004-2005, p. 18.
[6] Voir Michel Alliot, « Les résistances traditionnelles au droit moderne dans les Etats d’Afrique et de Madagascar », in Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Editions Karthala, Paris, 2003, p. 179 pour des développements sur la distinction entre le droit moderne et le droit traditionnel ; laquelle distinction explique le profond attachement des populations locales à leurs coutumes.
[7] Et dans la pratique, écrit le Professeur, les juges ont largement usé sinon abusé de cette arme efficace pour faire échec à la coutume. René Degni-Segui, op. cit., note 117, p. 106.
[8] Dosso Karim, loc. cit., pp. 18-19.
[9] Les principaux textes étaient :
                - les décrets successifs des 22 décembre 1945 et 20 février 1946 abolissant le système disciplinaire de l’indigénat (J.O.A.O.F, 1946, pp. 34 et 334) ;
                - la loi du 30 avril 1946 étendant l’application du code pénal français aux ressortissants africains ;
                - la loi du 12 décembre 1952 instituant pour la première fois un code de travail dans les territoires d’outre-mer ;
                - la loi du 11 avril 1946 abolissant le travail forcé ;
                - la loi du 18 novembre 1955 rendant applicable dans les territoires d’outre-mer la loi du 5 avril 1884 sur l’organisation municipale…
[10] Il convient de signaler qu’il y eut, avant la Communauté, la période intermédiaire de la loi-cadre du 23 avril 1957. Certes, la loi-cadre n’avait pas vraiment permis de porter remède aux tares institutionnelles de la colonisation en raison surtout de la passivité des territoires vis-à-vis de l’opportunité qui leur était offerte de « naturaliser » leur ordre juridique. Toutefois, elle aura le mérite d’amorcer l’évolution que le régime suivant – celui de la Communauté – devait poursuivre.
[11] Voir sur ce point les divergences de vue entre Senghor et Houphouët, celui-ci proposant une communauté durable construite avec la France sur la base de l’égalité et de la fraternité tandis que celui-là préconisait une fédération entre la France et les groupes de territoires africains dotés d’autonomie. Henri Grimmal, La décolonisation 1919-1963, Collection U. Armand Colin, pp. 344-345.
[12] Notons que seule la Guinée marquera son opposition à la création de la Communauté avec 4,8% de « oui » contre 94,2% de « non ». En revanche, la Côte d’Ivoire battra le record de pourcentage favorable avec 99,9% (Chiffres du Centre national de formation et de production didactique de Bouaké).
[13] Jean-Claude Gautron, L’administration sénégalaise, p. 30.
[14] Loi no61-155 du 18 mai 1961 portant organisation judiciaire modifiée par les lois no64-227 du 14 mai 1964, no97-339 du 11 juillet 1997, no98-744 du 23 décembre 1998 et no99-435 du 6 juillet 1999 ; loi no94-438 du 16 août 1994 portant révision de la Constitution et création du Conseil constitutionnel ; loi no94-439 du 16 août 1994 déterminant la composition, l’organisation, les attributions et les règles de fonctionnement du Conseil constitutionnel ; loi no98-387 du 2 juillet 1998 portant révision de la Constitution ; loi no2000-513 du 1er août 2000 portant Constitution de la République de Côte d’Ivoire… (La liste est non exhaustive)

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